Patriotisme et cosmopolitisme
Par Georges N. Papathanasopoulos
Monseigneur Job, archevêque de Telmessos, a réagi à mon reportage en se réaffirmant cosmopolite. Loin de réfuter la déclaration qu’il avait faite lors de son interview sur le site du COE, il la réitère aujourd’hui. Rappelons-la : « avant toute particularité religieuse ou ethnique, nous sommes, d’une certaine façon, citoyens du monde, nous avons une responsabilité importante dans le monde. » Monseigneur Job cherche à étayer sa thèse par la citation de versets de l’Écriture sainte tel l’extrait de l’épître de saint Paul aux Galates : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec… ». Or, l’Église orthodoxe ne nous enseigne pas à être cosmopolites. Il est, au contraire, fondamental pour un chrétien orthodoxe d’aimer d’abord sa famille et sa patrie puis, par extension, les êtres humains de tout l’univers.
Bien évidemment, nous tous, chrétiens orthodoxes, nous reconnaissons dans le Credo que nous constituons l’Église une, catholique (universelle) et apostolique, quelle que soit la nation à laquelle nous appartenons, notre race, la couleur de notre peau. Pour le chrétien orthodoxe, il va de soi que tous les hommes sont frères en tant qu’enfants de Dieu, indépendamment de toute particularité. Et c’est pourquoi nous prions pour l’union de tous.
Il est heureux que monseigneur Job ne réfute pas le fait que chacun d’entre nous a une patrie, qu’il appartient à une nation, tout en aspirant à l’éternelle Patrie à venir. Et puisque l’archevêque fait appel à l’Écriture sainte, nous citons à notre tour l’homélie de Konstantinos Oikonomou o ex Oikonomon « Sur l’amour de la patrie ». Ce discours fut prononcé en 1819 à Kydonies (Ayvalik) en Asie Mineure. Cet éminent maître à penser de la nation écrit : « Ce que je dis tout d’abord, chrétien, c’est qu’en tant que chrétien, tu es tenu de prodiguer à ta patrie affection et bienfaits. La loi divine te l’ordonne : “aime ton prochain comme toi-même”. Ton prochain, c’est bien sûr chaque homme, mais qui t’est plus proche que ta parenté, ceux qui confessent la même foi que toi et tes concitoyens ? Ce sont tes frères, qui cohabitent avec toi dans le même pays comme dans une même maison. » C’est ce qu’écrit l’apôtre Paul à Timothée, à savoir que l’évêque doit d’abord bien diriger sa maisonnée, car, comme il le dit : “celui qui ne sait pas gouverner sa propre maison, comment pourrait-il prendre soin de l’Église de Dieu ?” ».
Tout part de la famille, va à la patrie et, de là, à l’univers. Konstantinos Oikonomou souligne que c’est le Seigneur Lui-même qui, le premier, a enseigné l’amour de la patrie. Ainsi, c’est « vers les brebis perdues de la maison d’Israël » qu’Il envoya Ses disciples, et, en s’approchant de Jérusalem, « il pleura sur elle ». Bien que Nazareth fût une ville de mauvaise réputation, Il ne la renia jamais. Après la Résurrection, l’ange s’adresse aux femmes venues au tombeau en leur disant : « C’est Jésus le Nazaréen que vous cherchez. » Il ne dit pas « le citoyen du monde ». L’apôtre Paul, tout en affirmant que, pour Dieu, il n’y a pas de distinction entre les races, les nations etc., témoigne à plusieurs reprises de son attachement à sa patrie. Dans l’épître aux Romains, il écrit : « Je demande donc : Dieu aurait-Il rejeté son peuple ? Certes non ! Ne suis-je pas moi-même Israélite, de la race d’Abraham, de la tribu de Benjamin ? Dieu n’a pas rejeté le peuple que d’avance Il a discerné. »
Comme le montre Konstantinos Oikonomou, on peut voir dans l’Écriture sainte que la privation de la patrie était une punition que Dieu envoyait aux Hébreux lorsque ceux-ci se mettaient à adorer les idoles. Et ils rentraient chez eux quand ils s’étaient repentis. Oikonomou souligne qu’il est dans la nature de l’être humain d’aimer sa famille et sa patrie ; en sorte que, dit-il, « seul celui qui est insensible et inhumain peut oublier son attachement à la patrie […]. Nul ne se comporte ainsi, sinon ceux dont l’âme a été détruite par le vice et la volupté et qui ne sont plus que chair, vides d’intelligence et d’esprit. Il n’y a que ces gens-là pour répéter et croire cette maxime égoïste et barbare de Sardanapale : “Qui prend du bon temps a toute la terre pour patrie”. »
L’archevêque de Tirana et de toute l’Albanie Anastase souligne que l’orthodoxie n’est l’apanage d’aucun peuple et qu’il est « impératif de cultiver la conscience œcuménique de l’orthodoxie ». Il note toutefois qu’il est « naturel et nécessaire de respecter et de conserver notre identité »
. Il ajoute que « l’éthos de l’orthodoxie implique un respect authentique de la spécificité de chaque peuple et de chaque culture », ce que réfutent les tenants du cosmopolitisme et la mondialisation.
L’archevêque Job n’est pas le seul à mettre la mondialisation au-dessus de l’orthodoxie et de la patrie. Nombreux sont les chefs d’entreprise, sociologues, historiens et philosopheurs qui la considèrent sous un jour positif. Ils estiment que le christianisme (occidental) et l’islam ont conduit à l’intolérance et aux persécutions, de même que les querelles d’intérêt entre les États. Toutefois, certains en perçoivent les dangers et les redoutent. Ainsi, tout en écrivant qu’il faut « que se développent les institutions, les mouvements, les idéaux qui veulent faire triompher avec la mondialisation le partage, la paix dans le respect des diversités », Jacques Le Goff fait remarquer : « Une mondialisation qui assassine des diversités est une mauvaise, une catastrophique mondialisation. »
Eustratios Almpanis constate que les mutations fulgurantes qui surviennent dans la vie des hommes « fournissent des possibilités d’évolution positive ou négative, de davantage de liberté et d’asservissement plus complet » et il souligne que la responsabilité des choix et du cours de l’Histoire incombe exclusivement à l’homme. Mais ce sont ceux qui détiennent le sort des êtres humains qui portent la plus grande part de responsabilité. L’orthodoxie n’a rien à voir avec les puissants de la Terre, car « ce qui est faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre ce qui est fort ». Ce que Dieu ordonne à l’orthodoxie, c’est de témoigner dans notre monde païen et non de nous conformer à ses pratiques.